Rappelons-nous le début des années 70 : en pleines glorieuses, le club de Rome nous avertit que le développement démographique et industriel mondial de l’époque va nous conduire à la catastrophe par pénurie d’énergie et de matières premières. Il est reçu dans le scepticisme par une société encore convaincue de la toute puissance de la science et de la technique.

Pourtant certains commencent à prendre conscience des effets du développement sur l’environnement, en particulier local. Mais sa protection reste une préoccupation marginale, la cerise sur le gâteau d’un développement industriel considéré comme incontournable. Le terme « d’externalité » employé par les économistes pour en désigner les effets négatifs sur l’environnement montre bien que ces effets ne sont pas vraiment considérés comme inhérents à l’activité elle-même. On fait au mieux du point de vue du projet d’activité, après quoi on tente d’en apprécier les effets secondaires sur l’environnement, inévitables mais généralement considérés comme mineurs en regard des bénéfices attendus. De cette époque aussi date la notion de pollueur-payeur qui met face à face un pollueur et des victimes, bien identifiés.

Avec l’affaire des pluies acides et Tchernobyl, changement d’échelle : ni les pluies acides ni les nuages radioactifs n’ont en effet le bon goût de s’arrêter aux frontières des Etats. L’anonymat gagne les pollueurs et les victimes. La solution des conflits justifie les services de la diplomatie internationale. Les gouvernements veillent cependant jalousement à ne pas hisser les questions environnementales au niveau des questions commerciales discutées d’abord au sein du GATT puis de l’OMC.

Enfin, le début des années 90 voit l’émergence dans la sphère publique des préoccupations d’environnement global, le changement climatique, la désertification et les atteintes à la biodiversité,  et celle de développement durable. On passe progressivement de l’idée d’un développement qui s’impose comme une nécessité dont on tenterait de compenser au mieux les dégâts collatéraux inéluctables, à un concept où les préoccupations d’environnement viennent faire jeu égal avec les préoccupations économiques et sociales (tout au moins sur le papier). Les écologistes prennent conscience qu’il n’est plus possible de traiter des questions de protection de l’environnement sans traiter en même temps des questions sociales et économiques.

En France cependant, le développement durable reste largement assimilé par les partis de gouvernement à la croissance durable, l’objectif principal demeurant la croissance, censée être « la » solution aux problèmes de société, à laquelle on associe des précautions environnementales pour ne pas l’entraver à long terme. D’où le glissement progressif du concept vers celui de croissance verte. Au niveau international aussi la négociation de Kyoto reste centrée sur un concept de contrainte celui de burden sharing : « le partage du fardeau ».

On assiste en parallèle à la diffusion d’une pensée de la « décroissance », encore politiquement très marginale et généralement mal ressentie par une classe politique, restée majoritairement productiviste. Elle s’appuie sur la prise de conscience des limites physiques de la planète mais aussi sur le constat que la croissance des vingt dernières années n’a apporté aucune solution ni à la question de l’emploi ni à celle des inégalités. La question « dans quel monde voulons-nous vivre ? » vient alors naturellement se substituer à celle des possibilités physiques d’une croissance qui n’apparaît plus comme aussi souhaitable.

Mais la crise financière de 2008 relègue une nouvelle fois au second plan l’environnement qui devient même un obstacle sur la voie du « progrès » qu’on attend d’une reprise de la croissance. Il y a « des choix à faire » nous dit-on…

Cependant en 2013, le rapport du GIEC, en reconnaissant une corrélation forte entre les événements météorologiques extrêmes de ces dernières années et le renforcement des émissions de gaz à effet de serre, accélère la prise de conscience de la gravité de la situation qui s’affirme dans la société civile. En dehors des Etats–Unis, le climato-scepticisme ne fait plus autant recette.

C’est dans ce contexte de contradictions très fortes qu’une loi sur la transition énergétique finalement assez ambitieuse dans ses objectifs si ce n’est dans ses moyens est élaborée en France et votée en 2015. C’est aussi dans ce contexte que se prépare la COP 21, avec pour objectif affiché de remettre en marche une ambition commune de protection du climat de la planète.

Le débat national sur la transition énergétique et plus récemment l’accord de Paris sur le climat, quelles que soient leurs imperfections et leurs insuffisances, montrent en tout cas que les réponses aux questions d’environnement global n’apparaissent  plus aujourd’hui seulement comme une contrainte, ni même comme indissociables des questions sociales et économiques, mais bien plus comme une source et une raison majeure des évolutions sociétales que l’humanité doit mettre en place d’urgence.

L’intuition que la connaissance croissante des conséquences de nos actions sur l’environnement global pouvait être une chance unique de prise de conscience de notre interdépendance profonde et provoquer l’émergence d’un gisement nouveau de solidarités, de modes de vie et de comportements économiques et sociaux est aujourd’hui au centre des débats sur l’avenir de l’humanité.

Le réflexe de solidarité de tous les pays du monde que révèle l’accord de Paris constitue une opportunité tout à fait nouvelle : la menace est assez forte pour commencer à dépasser les égoïsmes et les conservatismes, à débrider les imaginations, à penser en termes de coopération et de complémentarité plutôt que de compétition. D’autres trajectoires, d’autres modes de vie que la consommation à outrance, d’autres relations entre les hommes que la domination et l’inégalité toujours croissantes, d’autres rapports avec la nature, sont non seulement indispensables à la survie de l’humanité, sont non seulement possibles, mais plus encore sont tout simplement souhaitables.

La protection de notre planète n’est ni une contrainte inopportune, ni une sorte de compromis à consentir avec la nature, c’est en fait notre plus grande chance de maintien de civilisations humaines dignes de ce nom sur notre planète.

Face aux tentations de repliement sur elles-mêmes des sociétés, à l’intolérance, aux nationalismes, à la xénophobie, à l’injustice sociale, au mépris de l’égalité, au saccage de la nature, à nous de faire une chance de la prise de conscience collective des menaces d’environnement global qui émerge aujourd’hui pour promouvoir un monde plus juste, plus solidaire et plus équilibré.

Les signataires :

Jean Louis Basdevant, physicien, professeur honoraire de l’Ecole Polytechnique

Denis Clerc, économiste, fondateur d’Alternatives économiques

Benjamin Dessus, ingénieur et économiste, fondateur et président de l’association Global Chance

Bernard Laponche, polytechnicien, docteur ès sciences, ancien directeur général de l’ADEME,

Hervé Le Treut, climatologue, directeur de l’Institut Simon Laplace

Georges Mercadal, Ingénieur des ponts et Chaussées, Vice président honoraire de la commission Nationale du Débat Public

Michel Mousel, contrôleur d’Etat honoraire, fondateur de l’association 4D (Dossiers et Débats pour le Développement Durable)

Jacques Testart, biologiste, directeur honoraire de recherches à l’Inserm; président d’honneur de Fondation Sciences Citoyennes

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